Parciels

Texte écrit par Anna Battiston à l’occasion de l’exposition Les Parciels et publié dans le numéro 191 de la revue italienne JULIET Art Magazine et traduit de l’italien par Isabella Santangelo

Février 2019

En ce début d’année, la Galerie Isabelle Gounod à Paris inaugure une exposition entièrement dédiée aux nouvelles créations d’Audrey Matt-Aubert. Du dessin à la peinture, le travail d’Audrey Matt-Aubert reflète une recherche formelle et philosophique autour de l’architecture en tant que produit de l’être humain et expression de son existence dans le monde, en la plaçant dans les limbes, entre réalité et imagination. Après ses bâtiments post-modernes suspendus et ses architectures organiques perdues dans le désert, l’artiste propose à l’occasion de son exposition personnelle intitulée Les Parciels une relecture d’une sélection de monuments parmi les plus importants du patrimoine de l’humanité. Les images peintes de la porte d’Ishtar, de l’entrée du marché de Milet et de l’Autel de Pergame flottent dans un aere pictural, suspendues, aussi bien que les authentiques ruines, arrêtées dans la simultanéité spatio-temporelle des salles du Musée de Pergame à Berlin. C’est le philosophe allemand Hans Georg Gadamer, specialiste de l’herméneutique, qui a définit, au milieu des années soixante, le musée comme lieu de la simultanéité. Si dans son Origine de l’œuvre d’art, Martin Heidegger rappelle que l’homme grecque ne vit pas le temple en tant qu’œuvre d’art, mais comme objet de son expérience vitale, doté d’une fonction spécifique – qu’elle soit culturelle, rituelle ou sociale – Gadamer définit par abstraction esthétique le processus qui soustrait l’objet de son contexte spatial et historique d’origine pour le transposer dans l’atemporalité du musée. Ce dernier le priverait alors de sa valeur vitale afin de lui en conférer une autre uniquement esthétique et apte à être exposé. En s’inspirant de ces ruines de l’Ancien Orient, Audrey Matt-Aubert s’interroge sur cette deuxième vie, cloitrée dans les murs du musée berlinois, et en les transfigurant dans l’espace de la peinture, elle les utilise comme prétexte pour réfléchir sur la peinture même. Plongées dans une nouvelle existence, elles deviennent de simples images suspendues dans la mémoire. Symboles de l’existence humaine dans un moment historique spécifique, elles portent en elles le signe de la perpétuelle transformation de l’histoire, fusionnent avec le fond dans un va-et-vient fait de tâches et de couleurs qui s’entrecoupent, et deviennent les parties, les Parciels*, d’un tout qu’elles reflètent. “Alors les planches qui portaient sur la rivière basculent” écrit André Breton dans Poisson soluble publié en 1934 “et avec elles les lumières du salon (car le salon central repose tout entier sur une rivière); les meubles sont suspendus au plafond : quand on lève la tête on découvre les grands parterres qui n’en sont plus et les oiseaux tenants comme d’ordinaire leur rôle entre sol et ciel. Les parciels se reflètent légèrement dans la rivière où se désaltèrent les oiseaux.” « Ce qui m’a inspiré dans cette citation de Breton» explique l’artiste « c’est la relation entre la terre, le ciel et l’eau. Les parterres deviennent dans les reflets de l’eau des « parciels », des chemins célestes». Dans un scénario qui rappelle en même temps l’univers digital, les reflets d’un fleuve ou les nuances du ciel de la peinture classique, l’artiste s’éloigne progressivement de son modèle : il ne s’agit point d’une reconstruction fidèle de ruines anciennes, mais de leur évocation poétique, dans un espace de totale indétermination spatio-temporelle, poétique à son tour. De l’architecture, il ne reste que des images stylisées : surfaces, matières et couleurs, purs motifs autonomes d’une abstraction figurative.   

Anna Battiston

* Néologisme emprunté à André Breton (Manifeste du Surréalisme – Poisson soluble, 1924, éd. Kra).